Sombrage - 6


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C'est comme un poids infini ; et ce poids commence a s'alléger petit à petit. C'est le poids de mon corps. Je crois être allongé à l'horizontale, et je pense que je pourrais peut-être bouger, au prix d'un gros effort. Mais je me sens tellement faible, et aussi tellement bien, dans cette immobilité totale. Absolument rien ne bouge en moi, pas de pulsation, pas de souffle, pas de circulation, la dépense d'énergie est tout à fait nulle, et c'est cela qui me procure cette impression de repos parfait. Cependant, mon corps devient toujours plus léger, et j'ai l'impression qu'il s'élève, bien que je sache qu'en réalité, ce n'est pas le cas. Je m'aperçois que j'ai les yeux ouverts, et que si je le voulais, je pourrais distinguer des choses, mais j'éprouve un peu de regret à quitter cette tranquillité. Quoiqu'il en soit, je sais que les images ne vont pas tarder à se propager par le nerf optique depuis ma rétine vers mon cerveau. Et au moment où je le pense, cela se produit. L'image que je perçois ne m'évoque d'abord rien. C'est comme une série de lignes parallèles, en alternance d'un brun sombre et d'un brun plus clair, presque jaune. Je cherche à rattacher un mot à ce schéma, pour lui donner un sens. Le mot reste longtemps sur le bout de ma langue, jusqu'à ce qu'il se concrétise de lui-même : "barreaux". Ce mot en appelle un autre, et celui-ci vient plus rapidement, comme si mon cerveau se remettait à tourner à vitesse normale : "prison".
C'est l'horreur de ce mot qui me fait revenir à moi brusquement, brutalement. Je suis saisi d'effroi. Mon cœur se remet à battre, à un rythme trépidant mais irrégulier ; pendant un bref instant, je suis conscient de la circulation du sang dans mes veines, je prends une longue inspiration sifflante et mes poumons se remplissent d'air brûlant. La panique me fait me redresser vivement en position assise. Trop vite. La tête me tourne et je retombe sur le lit. Il y a en effet un lit sous moi. Je ne perds pas tout-à-fait conscience, cette fois, mais il ne s'en faut pas de beaucoup. J'éprouve toujours une peur panique. J'ai cru que j'étais mort. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi je suis en prison, je ne me rappelle rien. Est-ce que des gens me veulent du mal ? Il faut que je rouvre les yeux ; cet endroit est peut-être dangereux. Je dois me calmer et réfléchir. Ce que j'avais d'abord pris pour des barreaux n'en sont pas. On dirait... un plafond ou un mur en bois brun, et les lignes plus claires, sont comme des rayons de lumière, comme il pourrait en filtrer d'un store vénitien. Il faut que je tourne la tête pour découvrir leur source. J'éprouve toujours une peur panique du fait de ne pas savoir où je suis. C'est à ce moment que je me rends compte que je suis capable d'entendre... et que quelqu'un parle... me parle ?

- Greg, mon chéri ! Te voilà enfin ! Tout va bien, maintenant, je suis là.

Greg ! Je suis Grégoire, en effet. Je tourne la tête vers la voix et je découvre une jeune fille extraordinairement belle couchée à côté de moi dans le lit. Un nom explose dans ma tête : "Anabelle". Je crois rêver. Ce n'est pas possible. Avant de perdre connaissance, j'étais pourtant... je ne sais pas où, mais loin... très loin, dans un monde sans espoir où Anabelle était morte, il me semble. Mais non, c'était sûrement un mauvais rêve, Anabelle est bien vivante, et... oui, je me souviens, nous sommes chez nous, dans notre chalet... à Sombrage. Pourtant non ! Sombrage, je crois bien, c'était dans mes rêves... en réalité, j'habitais dans cette ville... Je tends la main vers Anabelle, et je sens sa peau frémir à mon contact. Si je suis dans un rêve, je veux qu'il ne s'arrête jamais.

- Mon pauvre chéri, tu es couvert de transpiration ! Tu as du faire un terrible cauchemar.

- Oui, j'ai rêvé que... que tu étais morte.

- N'y pense plus ! Mais tu es brûlant ! Tu es malade. Ecoute, tu vas rester au lit sans bouger et je vais bien m'occuper de toi, tu vas voir.

Elle passe sa main sur mon front, et la fraicheur de sa paume est agréable, et j'éprouve une sensation de manque, comme si ses caresses m'avaient manqué pendant des années. Mais nous sommes ensemble, maintenant, pour toujours. Et sur cette pensée, je me rendors, paisiblement cette fois.


Mon réveil suivant est différent. J'ai l'impression d'être un ours qui sort d'hibernation, et je me sens très faible, mais plutôt bien, pas vraiment malade.
Je suis plus prudent. Je laisse mon corps se réveiller à son rythme, et c'est agréable. Une odeur de café vient me chatouiller les narines. Je me rends compte que je suis affamé. Il y a des bruits de vaisselle. Il fait une chaleur agréable, je sens la lumière du soleil sur mes paupières. J'ouvre enfin les yeux. Je vois Anabelle qui s'affaire autour d'une table. Je me redresse très prudemment en position assise. Anabelle le remarque, elle me sourit, vient vers moi, et s'assied au bord du lit. Elle tâte mon front et décrète que je vais mieux. C'est vrai.
Elle dit que j'ai dormi vingt heures d'un sommeil profond et calme sans interruption. Elle m'aide à me lever du lit, et nous nous dirigeons vers la table où nous attend un appétissant petit déjeuner. Je me jette sur de grosses tranches de pain brun. Il y a de la confiture de fraises, des oeufs, et du fromage blanc qu'on mange nappé de miel.
Une fois rassasié, je m'appuie sur le dossier de ma chaise et je me mets à observer autour de moi.
Les lieux me semblent à la fois étranges et familiers.

Le chalet est entièrement fait de bois, sol, murs et plafond ; il a l'air bien construit mais très rudimentaire. Il n'est constitué que d'une unique grande pièce rectangulaire. Trois des côtés sont pourvus de fenêtres, dont une est équipée d'une sorte de store à lamelles, origine probable de mon hallucination. Une des fenêtres est ouverte et donne sur des buissons et des arbres, un bois, d'après ce que je peux en juger. Elle laisse entrer du soleil, et un air très pur et un peu frais. Il n'y a qu'une porte donnant vers l'extérieur. Il y a peu de meubles, tous en bois, eux aussi : le grand lit, deux tables, des chaises, deux grandes armoires, une étagère avec des livres, quelques coffres. Il y a un réchaud électrique et quelques lampes, mais j'observe qu'il y a aussi de nombreuses bougies dans la pièce, ce qui me fait penser que les pannes électriques doivent être fréquentes. Près du mur aveugle, il y a aussi un gros poële à bois.

Durant les premiers jours après ce que j'appelle déjà mon "accident", je me contente de récupérer des forces à mon rythme. Anabelle et moi nous nous asseyons dehors au soleil, le dos appuyé contre un tronc, en nous tenant par la main. Nous parlons peu, mais nous sommes bien. Anabelle me fait la lecture : Waverley et les poèmes de Poe. Parfois, je m'endors au son de sa voix, et quand je me réveille, elle est encore près de moi, et me sourit, en se massant le bras gauche d'un mouvement caractéristique.
A l'instant du réveil, parfois, des images étranges m'assaillent. Des visages que je ne reconnais pas, ou ne veux pas reconnaître, les rues animées d'une ville, un petit parc où flotte une musique étrange et des cris d'enfants, une mare avec trois canards déplumés. J'essaie de me souvenir de cette ville, car j'ai l'impression qu'elle signifie quelque chose pour moi, mais j'attrape très vite mal au crâne. Puis il y a Anabelle, le soleil qui nous réchauffe, les senteurs de la forêt ; ici et maintenant, le reste n'a pas d'importance, pas de réalité.


Les semaines passent et je retrouve la forme. Nous partons tous les jours pour de longues balades dans les bois. Anabelle dit que c'est la meilleure façon pour moi de recouvrer la santé. Le temps est moins chaud, mais un petit vent frais n'est pas désagréable pour marcher. Le soir, nous allumons le feu de bois et des bougies, l'ambiance est très douce dans le chalet. Anabelle dit qu'il nous faut préparer l'hiver, faire un stock de bois. Il y a quelques outils dans un des coffres : haches et scies. Nous nous sommes attaqués à un arbre près du chalet, que nous avons abattu, et nous le débitons en bûches que nous entassons contre un des murs extérieurs. Les hivers sont parfois très froids et longs, aussi Anabelle veut que nous amassions le plus possible de bois. Nous travaillons à notre arbre plusieurs heures par jour.

Parfois, au lieu de nous enfoncer dans la forêt, nous prenons la direction du village. Il y a un chemin de cailloux qui descend en pente douce entre deux prés eux-mêmes cernés par la forêt. Le chemin s'élargit et tourne au moment où les prés se transforment en champs, puis après un nouveau détour, les premières maisons du village apparaissent. C'est un petit village aux maisons de pierre regroupées autour d'une église. Les habitants ne font pas vraiment attention à nous. Ils nous ont acceptés sans vraiment nous intégrer. Et nous ne cherchons pas non plus à lier contact. Il y a une boulangerie et une épicerie où nous faisons quelques courses. Nous avons besoin de peu. En général, je laisse Anabelle entrer seule dans le magasin pendant que je l'attends assis au soleil sur le muret de l'église.

Un jour, j'insiste pour traverser le village et voir ce qu'il y a au-delà. "Rien d'intéressant", me dit Anabelle, mais elle me suit à contre-coeur. Comme nous sommes presque au bout du village, une maison, pourtant peu différente des autres en apparence, attire mon attention, et je m'arrête, songeur, devant elle.

- Tu viens, Greg ?

- Attends, je connais cette maison !

- Mais oui, tu ne te souviens pas ? C'est la maison du docteur Lekeu, ton ancien psy. Mais tu n'en as plus besoin, maintenant. Viens, rentrons !

- Non, continuons encore un peu, j'aperçois quelque chose, plus loin, je veux voir !

Elle me suit en traînant les pieds. C'est une route. Il y a un arrêt d'autobus un peu plus loin.

- Où va-t'elle, cette route ?

- A la ville, bien sûr.

- Si on y allait ? J'ai envie de voir cette ville !

- Plus tard, peut-être. Pas aujourd'hui.

- Pourquoi pas ?

- ... J'ai mal au bras.

Elle montre son bras gauche, elle dit qu'elle ressent comme une piqûre à l'avant bras, et qu'elle a le reste du bras endormi. Mais on ne distingue aucune trace sur sa peau.
Elle est soudain très fatiguée, elle semble lutter, et je dois la soutenir par la taille pour rentrer au chalet.

A suivre...