Sombrage - 2


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Lorsque Strauss s'est retourné, il avait l'air complètement paniqué, levant une main comme pour se protéger le visage, comme si j'avais réellement l'intention de l'agresser !
Cependant, voyant mon sourire amusé, il a vite repris une contenance.

- Ach ! Fous m'afez vait beur, en me zuivant komme zha ! Che fous rekönnais. Nous safons tizgudé enzemple au mariache de zette cheune berzhonne. Komment zappelaid-elle, téchà ?

- Kathy. Et moi, je suis Zaphod. C'est un plaisir de vous revoir, cher docteur Strauss ; si du moins, tel est bien votre nom !

- Ach, môzieur Savôt, z'est chusde. Z'est ékalëment un blaizihr bour moi te fous refoir. Ch'esbère ke ma bèdite vilouderie te l'audre vois n'a bas eu de konzékënzes vâgeuses.

- Rien de grave, je vous assure : j'ai juste eu l'air un peu idiot, mais j'ai l'habitude. Néanmoins, pour cela, vous me devez une petite compensation.

- Une Kombenzatiôn ! Z'il z'achit t'archent, che grains vôrt ...

- Non, rassurez-vous, pas de ça entre gentlemen. Mais l'histoire de l'autre fois m'a beaucoup plu. Je voudrais que vous me racontiez un autre cas.

- Ach, che zuis tézôlé, mais la téondolochie m'indertit te téfoiler tes tonnées berzönnelles zur mes bazients.

- A d'autres ! Vous êtes totalement corruptible, et je connais votre prix. Si je vous invitais au restaurant ?

- Hem... Kel resdaurant ?

- Au "Pancho Villa" ? C'est un très bon mexicain.

- Fous zafez, che ne benze bas me zoufenir te kas drès indérezants. Au mariache te Gadhy, le rèbas kombortait zinq zervizes, zela tonne le demps à la mémware te...

- Et si je vous invite à "La petite fugue", espèce de vieux filou ?

- Fraiment, fous m'infideriez à "La bedide vüke" ? Chusdement, il me refient une hisdoire azez indérezände ; che tirais même gu'elle est blus ingroyâple gue zelle tes chumeaux.

- Alors, marché conclu !

En marchant vers le restaurant, je lui ai encore demandé :

- Dite-moi, cette histoire de jumeaux, elle était vraie ?

- "Frai" est un Kalivigadîv gui ne z'abbligue bas à une hisdoire, za n'a bas blus te zens t'agoler les môts "hisdoire" et "fraie" gue bar ekzëmble les môts "biszenlit" et "fölupîle". A moins pien zûr gue fous ne zoyez kabâple te diszôcier le frai tu réël, à ze môment-là, une hisdoire beut être konzitérée komme fraie zans bour ôdant être réëlle.

Je n'ai pas insisté. L'important, après tout, était que j'allais avoir mon histoire, même si ça me coûtait un dîner dans dans un des restaurants les plus chers du quartier. Bah, je trouverais bien un moyen de faire passer ça en note de frais pour mon employeur.


Nous étions donc confortablement installés dans ce luxueux restaurant. J'avais choisis les menus et commandé le vin.
Dès que le serveur a eu rempli le verre de Strauss pour la première fois, celui si ne s'est pas fait prier pour exécuter sa part du contrat en bonne et due forme.


Mon bazient z'abbelait Krékoire... Mon patient s'appelait Grégoire (à partir d'ici, je traduis du straussien pour les lecteurs les moins doués en langues germaniques).
Lors de notre première séance, il est resté assis plusieurs minutes sans rien dire, en regardant le bout de ses doigts, comme s'il hésitait avant de se lancer, ou -plus probablement, comme s'il cherchait par quel bout commencer son histoire.
Finalement, il m'a surpris en me lançant une question bizarre :

- Docteur, est-ce que vous croyez aux fantômes ; enfin aux esprits, ou ce genre de trucs ?

C'est le genre de question purement formelle à laquelle il ne faut surtout pas répondre. Souvenez-vous que le thérapeute doit rester neutre. Ce n'est qu'une invitation, qu'une main tendue qu'il doit simplement saisir. Dans ce cas, il suffit de retourner la question au patient.

- Et vous, vous y croyez ?

- Non docteur ! Je suis un esprit rationnel, matérialiste. Pour moi, tout ce qui n'est pas visible ou dont on ne peut pas prouver l'existence de manière irréfutable n'existe pas. Et pourtant... il y a des jours où, si mes convictions n'étaient pas si profondément enracinées, je pourrais me mettre à douter.

- Est-ce que vous avez vu des apparitions, entendu des voix, ou observé d'autres phénomènes de ce genre ?

- Non, pas exactement, mais on pourrait dire que j'ai des obsessions, et que... voilà... je crains qu'elles ne prennent le contrôle.

- Eh bien, racontez-moi tout depuis le début.


Grégoire avait vécu une enfance solitaire et austère, comme enfant unique, avec des parents froids et distants, pas méchants ni cruels, toutefois, mais vous voyez, c'était le genre de famille où on ne se parle pas, et où on se touche encore moins ; où chacun reste à sa place dans un rôle bien défini. Le père était légèrement autoritaire, sans excès, et affichait à la maison un air sérieux, ferme et décidé de chef de famille infaillible, ce qu'il n'était probablement pas du tout à l'extérieur. La mère était une femme superficielle, mais adepte d'une morale très rigoriste, qui s'occupait principalement de son ménage. La famille sortait peu et recevait encore moins. Grégoire lui-même avait peu d'amis, et aucun qui soit réellement proche. Dans cette famille, il fallait avant tout sauvegarder les apparences.

Vers dix-sept ans, il arriva à Grégoire une chose en soi très banale, mais qui pourtant allait bouleverser sa vie : il tomba amoureux. Et par chance, cet amour était réciproque.
La jeune fille s'appelait Anabelle, et était elle aussi réservée et solitaire. Ce fut un véritable coup de foudre pour les deux. Ils l'ont vécu avec le surcroit d'intensité que la jeunesse apporte à un premier amour. Leur relation était complètement fusionnelle ; ils ne pensaient l'un qu'à l'autre et rien d'autre n'avait d'importance. Cet amour était leur secret, et ils trouvaient toutes sortes de subterfuges pour se voir à l'insu de leurs parents, car comment auraient-ils pu partager un tel bonheur avec des parents dont ils se sentaient si éloignés ?
S'il faut en croire Grégoire, leur première expérience sexuelle à tous les deux a été une réussite totale, ce qui n'était pas gagné d'avance.
Avec Anabelle, Grégoire faisait pour la première fois l'expérience d'être touché par une autre personne, pour des motifs autres que purement hygiéniques ou médicaux, c'est à dire comme un simple geste d'amour, presque comme un langage. Ces deux-là étaient toujours à se tenir par la main ou par la taille, et dans leurs promenades, ils s'arrêtaient tous les cinquante mètres pour s'embrasser. Ce fut probablement une grande révélation pour Grégoire, plus encore que le sexe, la prise de conscience que le corps n'était pas une prison, une barrière de protection destinée à isoler l'individu de tout contact réel avec les autres, mais qu'au contraire, par le toucher pouvait se transmettre une gamme infinie de sentiments, dont certains pouvaient difficilement trouver meilleur moyen de communication.

Ils profitaient donc de la vie, se fixaient des rendez-vous secrets, faisaient des projets d'avenir, bref, ils étaient heureux.
Ils ont vécu plusieurs mois dans le bonheur total ; aucune dispute n'était encore venue assombrir leur rêve éveillé, ils n'avaient pas encore décelé chez l'autre ces petits défauts irritants qui avec le temps viennent immanquablement ternir l'image idéalisée de l'être aimé. Ils avaient la conviction inébranlable qu'ils ne seraient plus jamais seuls, et cela leur donnait une force nouvelle ; tout avait l'air plus facile, plus léger. C'était toujours la lune de miel, un amour sans nuages... jusqu'à ce qu'un jour, Anabelle ne se présente pas à l'un de leurs rendez-vous.

Il faisait beau, et ils s'étaient donné rendez-vous dans un petit parc du centre-ville. C'était un parc qui avait été autrefois un jardin botanique, et il renfermait quelques arbres de belle taille et d'espèce rare. Leur préféré était un Séquoïa ; ce n'était pas l'arbre le plus haut du parc, mais il avait le tronc le plus imposant. A proximité, une vieille maison abritait un jardin d'enfants, et on voyait les petits jouer derrière les vitres, ou dans le carré de gazon clôturé lorsque le temps le permettait. De l'autre côté, il y avait un minuscule étang avec trois pauvres canards déplumés. Au delà de l'étang, c'était l'académie de musique, et on entendait une cacophonie de notes s'échapper par les fenêtres, avec tous ces élèves qui répétaient des morceaux différents. Malgré cela, il régnait dans ce petit ilot de verdure caché dans la ville une atmosphère de calme et de sérénité. Anabelle aimait cet endroit, elle s'y sentait bien, et elle donnait souvent rendez-vous à Grégoire "sous le Séquoïa".
Grégoire, qui détestait être en retard, était souvent le premier aux rendez-vous. Il aimait guetter l'arrivée d'Anabelle au détour d'un arbre, la regarder marcher de plus en plus vite, jusqu'à ce qu'elle se mette à courir pour se jeter à son cou.
Ce jour-là cependant, Grégoire a attendu plus d'une heure en vain. Jamais Anabelle n'avait eu plus d'un quart d'heure de retard, alors, il s'est finalement résigné à rentrer chez lui.
Ils se téléphonaient rarement de peur qu'un des parents ne décroche (à cette époque, les téléphones mobiles n'étaient pas répandus comme aujourd'hui), mais pendant toute la soirée, Grégoire a attendu en vain un appel d'Anabelle.

Le lendemain, Grégoire est à la sortie des cours d'Anabelle. Parmi le flot d'étudiants, il repère quelques copines de classe avec lesquelles elle est souvent. Mais Anabelle ne s'est pas présentée aux cours ce jour-là, ni la veille. Elle n'a donné aucune nouvelle. Maintenant, Grégoire se sent vraiment inquiet. Ce n'est pas le style d'Anabelle de s'absenter sans prévenir, encore moins de manquer un rendez-vous avec lui. Il emprunte quelques feuilles de notes à une des filles, ça lui fera un bon prétexte pour aller sonner à la porte des parents d'Anabelle : il apportera des notes de la part d'un professeur pour qu'elle se mette à jour.
Anabelle habite une banlieue chic à l'autre bout de la ville, et le trajet en bus est long et monotone. Une fois descendu du bus, il faut encore marcher plusieurs centaines de mètres pour arriver à la petite rue tranquille. Dès qu'il aperçoit la maison, une chose lui semble anormale : les volets sont fermés, pourtant, il ne fait pas encore noir. Et même s'il ne sont pas encore rentrés pour une raison quelconque, normalement, les occupants de la maison auraient du ouvrir les volets le matin avant de partir. Grégoire sonne plusieurs fois, mais n'obtient aucune réponse.
Le jour suivant, dès qu'il en a l'occasion, Grégoire téléphone à la maison d'Anabelle, le matin avant de partir, pendant les interruptions de cours, pendant la pause de midi, encore dès qu'il rentre chez lui, et plusieurs fois dans la soirée jusque très tard. Il laisse sonner longtemps, mais personne ne décroche.
Encore un jour de passé, il se dit que maintenant, il va faire le siège de la maison d'Anabelle, et qu'il restera devant la porte jusqu'à ce qu'elle s'ouvre.

A suivre...