L'être vivant - 3


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Il m'est difficile d'exprimer ce que j'ai ressenti à ce moment. Un mélange complexe d'effroi, de colère, d'incrédulité, de panique, et de fatalisme. J'avais l'impression de m'être changé en plomb. La belle assurance que j'avais reconquise à grand peine s'était évaporée instantanément. Finis l'envie de plaisanter et les raisonnements rationnels. Il y avait maintenant deux animaux face à face, deux bêtes prêtes à combattre pour la possession d'un territoire, pour la survie, tout simplement. Il n'y avait plus de question à se poser ; l'un des deux adversaires devait anéantir l'autre, et ce serait moi le vainqueur ! Ne représentais-je pas l'aboutissement de millions d'années d'évolution ? Comment ce pauvre mollusque rampant pouvait-il avoir l'outrecuidance de venir me défier jusque dans ma tanière ? Il paierait cher sa bravade. J'avais eu la grandeur d'âme de l'épargner une première fois, et il n'avait pas su saisir sa chance, tant pis pour lui ; cette fois, je serais sans pitié !

Ce furent à peu près les pensées qui traversèrent mon cerveau en ébullition. Je sais que tout cela semble ridicule avec le recul, mais je vous présente les faits le plus honnêtement possible. Je ne cherche pas à me faire absoudre de mon comportement stupide et bestial, mais je voudrais que vous compreniez l'état mental dans lequel je me trouvais, qui je crois, peut expliquer l'incohérence de mes actes. Rétrospectivement, je ne me reconnais pas moi-même, mais sur le moment, je pense avoir éprouvé à peu près les mêmes sentiment qu'un homme préhistorique face à un danger inconnu. C'était comme si une zone très ancienne de mon cerveau avait pris le contrôle de moi-même.

Je suis allé rechercher ma boîte en carton et sa ficelle à la cave. Comme la première fois, j'ai fait glisser le petit être dans la boîte, que j'ai soigneusement fermée. Je me suis précipité dehors, mais cette fois, je n'ai pas pris la direction du bois, mais celle, opposée, qui menait à la rivière. J'ai fait tout le chemin en courant, la boîte sous le bras. Je n'ai même pas songé à prendre ma voiture qui se trouvait garée devant l'allée, mais je suppose que l'idée ne serait pas venue non plus à un homme préhistorique. Je m'étonne encore de l'énergie physique que je parvins à développer en cette occasion. Je courus très vite, pendant plusieurs minutes, sans faiblir et sans m'essouffler.
Je parvins à l'endroit de la rive que je voulais atteindre, un endroit ou la largeur du cours d'eau approche cent mètres, et sans presque m'arrêter, je jetai la boîte le plus loin possible, avec un grand cri, un cri sauvage, un cri de victoire.

J'avais réussi un joli lancer, et la boîte était tombée suffisamment loin de la rive pour être emportée par le courant, qui en cette saison, n'était pas particulièrement fort. Je la regardai s'éloigner lentement ; elle flotta pendant de longues secondes, puis le carton dut probablement s'imbiber assez pour laisser entrer l'eau, et la boîte s'enfonça peu à peu, jusqu'à disparaître complètement.
Je continuai à fixer longtemps le point où elle avait sombré. Ma belle énergie combattive avait disparu ; je pris conscience que j'étais trempé de transpiration, et que je frissonnais, malgré la température agréable. Je rentrai lentement chez moi, aux prises avec une sensation désagréable.

Le lendemain, ma famille me rejoignait. Ma femme me trouva immédiatement l'air bizarre. Elle n'avait probablement pas tort. Quelque part au fond de moi, j'avais la certitude que je m'étais définitivement débarrassé de l'intrus ; mais loin de me sentir vainqueur, j'éprouvais un sentiment de honte, comme si j'avais agi lâchement.
Après tout, qu'est-ce que je savais de ce petit être bizarre ? Pourquoi avais-je été pris d'une telle haine à son égard ? Très probablement, ce n'était qu'un petit animal désemparé cherchant un peu de chaleur, de nourriture et de protection. Et moi, je m'étais basé uniquement sur son apparence hideuse pour me convaincre qu'il était néfaste, voire maléfique.
Et puis, cette insistance à vouloir me rejoindre, comme s'il avait réellement un message à me délivrer... peut-être avais-je refusé un cadeau du destin, étais-je passé à côté d'une chance.
Après coup, je jugeais mon attitude tout à fait abjecte, et j'étais pris d'un réel remord.

Le temps a passé, et j'ai réussi à prendre une certaine distance vis à vis de ces sentiments. A vrai dire, je ne suis plus absolument sûr que ces choses me sont réellement arrivées. Est-ce que tout cela ne serait pas le simple fruit de mon imagination, adéquatement stimulée par l'abus de whisky ? C'est ce que je me demande, peut-être dans le but inavoué de me donner bonne conscience...

Heureusement, je ne garde aucune séquelle de cette aventure.
Sauf peut-être une : je ne supporte plus de faire cette promenade que j'appréciais tant naguère, sur le petit chemin qui longe la rivière.

FIN