L'étoile puante -12


what bargains we have made
we have
kept
and
as the dogs of the hours
close in
nothing
can be taken
from us
but
our lives.


(C. Bukowski)


Une planète entièrement verte. Complètement recouverte d'une végétation basse de petites plantes à larges feuilles dentelées. Cela fait comme un océan vert, la brise légère faisant onduler la crête des feuilles comme de petites vagues. Le lit, posé au hasard, ressemble à un radeau immobile dans une mer en mouvement, ce qui donne une légère impression de nausée. L'air lui-même, saturé de chlorophylle a des reflets verts.

- Il n'y a rien ici, partons.

- Oui, tu as raison, partons. En plus, je ne sais pas pourquoi, mais je ne me sens pas du tout à l'aise, ici.

- ...
Qu'est-ce que tu viens de dire ?

- Que je ne me sens pas tranquille.

- Mais pourquoi ? La planète semble déserte, le climat est doux et reposant, la végétation inoffensive. Si tu te sens mal, ce n'est pas normal.

- Qu'entends-tu par "pas normal" ?

- N'oublie pas que nous comptons sur le tripatouillage de ton cerveau pour nous aider à localiser l'Etoile Puante. Suppose que nous ayons mis le pied dessus, est-ce que tu imagines qu'on y trouverait des banderoles "Bienvenue sur L'Etoile Puante", une fanfare et un choeur d'enfants pour nous accueillir ? On ne peut pas négliger la possibilité qu'ils jouent sur la discrétion, c'est dans leur caractère. Il faut être attentifs à tout ; un contact s'est peut-être activé dans ton cerveau.

- Manifestement, il n'y a pas de copycats ici.

- Mais nous ne cherchons pas des copycats, nous cherchons leurs créateurs, et nous ne savons pas à quoi ils ressemblent.

- D'accord, mais à part ces plantes, il n'y a strictement rien, ici.

- Et çà, alors ?

Dans la direction qu'indiquait Maud, on pouvait voir un petit point gris à l'horizon.

- C'est bon, allons voir.

Il leur fallut des heures de marche pour s'approcher de l'objet, qui s'avéra être un bâtiment entièrement gris, de forme cubique, dépourvu de fenêtres, mais possédant une très haute porte à doubles battants. La porte était ouverte, mais l'obscurité à l'intérieur ne laissait rien deviner du contenu du bâtiment.

- Encore une porte à franchir, Maud. Et plus que jamais, celle-ci m'inspire de la méfiance, mais je suppose que nous n'avons pas le choix.

- Avons-nous jamais eu le moindre choix, dans tout ce que nous avons entrepris ?


Et ils franchirent la porte.

- Entrez, mes amis. Bienvenue au Tribunal du Vide ! Vous êtes juste à l'heure. Prenez place, je vous prie.

La Cour de Castration du Tribunal du Vide est compétente pour juger les crimes commis au regard de la législation intergalactique standard. Enfin, quand je dis compétente, "incompétente" serait peut être plus approprié.
La magistrature est composée de trois juges et d'un procureur. Jadis, il y avait aussi un avocat de la défense, mais au fil du temps, les avocats ont tous été condamnés par ce même tribunal pour parjure, escroquerie, extorsion, ou filouterie caractérisée. Il faut savoir que les magistrats sont rémunérés uniquement par la confiscation des biens des accusés condamnés, et que les tarifs exorbitants des avocats avaient tendance à réduire considérablement le capital de ces accusés avant leur condamnation (un avocat se fait toujours payer d'avance), ce que n'appréciaient que très moyennement les juges et le procureur.
Il y a aussi un bourreau. Lui n'est pas rémunéré. Les bourreaux sont en général des bénévoles passionnés par leur travail qui font preuve d'un altruisme remarquable dans l'exercice de leur fonction -parfois ingrate, au service de la société. Le tribunal n'est jamais en manque de candidatures spontanées pour le poste de bourreau.
Ah oui, un dernier mot sur le nom de la Cour de Castration, qui vient de la peine qui dans le passé, était infligée le plus souvent aux condamnés. Ces derniers temps, les juges ont tendance à penser que la peine de mort est un châtiment plus humain. Et puis surtout, la mode a changé, et ils ne savent plus où mettre les colliers qu'ils se confectionnaient avec les ... enfin, bref.


Le juge du milieu prit une feuille de papier devant lui et se mit à marmonner en la lisant.

- Hem, oumph, aahh ...
Allons, allons, mes enfants ! Qu'est-ce que je lis dans l'acte d'accusation ! Vous avez l'intention de détruire complètement le système solaire connu sous le nom d'Etoile Puante. Mais vous savez que la destruction de systèmes solaires entourés de planètes habitables est une infraction caractérisée comme "très très pas bien" dans le Code de Circulation Intergalactique. Votre cas me parait très clair, nous devrions en avoir fini pour le dîner.

A ces mots, le juge de gauche, qui lisait un journal, dressa l'oreille.

- Qu'est-ce qu'il y a au menu à la cantine aujourd'hui ?

- Des escalopes de kryll désossées avec une sauce à l'huître.

- Encore ! Mais on a déjà eu ça mercredi !

- Et alors ! Le cuisinier les réussit très bien, elles ont excellentes.

- Pas du tout ! Ce type est un barbare. Une bonne sauce à l'huître se prépare sans les coquilles.

- Tu te trompes. C'est les coquilles qui donnent du goût. Evidemment, si tu mangeais avec un minimum de distinction, tu ne te casserais pas les dents sur les coquilles.

- Hem, excusez-moi, votre honneur,
interrompit Ed, mais notre expédition n'est qu'une mesure de survie pour le genre humain, nous voulons seulement sauver la Terre de la colonisation et empêcher la destruction de ses habitants.

- Bien, nous allons voir. Je donne la parole au procureur. Avez-vous des témoins à produire ?

- Oui, trois, votre honneur. J'appelle le premier témoin à la barre. Laidebaurre, avancez et dites ce que vous avez à dire.

Le petit gnome avait aux lèvres un sourire plus sardonique que jamais. Pendant qu'il parlait à la cour avec une satisfaction visible, son regard ne lâcha pas Maud et Ed.

- Je suis un humain moi même, votre honneur. Et pourtant je ne puis que souhaiter la plus grande fermeté de la part de ce tribunal. Ces deux crapules ont provoqué un combat spatial dans le ciel de notre planète. Ils ont délibérément ridiculisé les coutumes sacrées de notre peuple en abusant de la bonne fois de notre princesse. Cet ignoble individu ici présent lui avait promis le mariage, et s'est lâchement éclipsé au dernier moment. Ils se sont rendus coupables de vol de véhicule, et le moindre n'est pas qu'ils mont fait subir les derniers outrages, votre honneur.

- Et ce n'est pas fini, votre honneur. J'appelle le second témoin. Monsieur Brown, avancez je vous prie, et parlez sans contrainte.


Brown, contrairement à Laidebaurre, se comportait avec le plus grand calme, donnant l'impression d'un témoin réfléchi et objectif.

- Votre honneur, ces deux individus nous ont entraîné, mon chef et moi dans une lâche embuscade sur une planète neutre. Ils ont soudoyé une bande de Nains et d'Orques pour nous attaquer par surprise dans une taverne ou nous voulions nous désaltérer. Je souffre de graves contusions, et mon chef n'a pas pu se présenter au tribunal car il se trouve toujours aux soins intensifs suite à ses blessures.

- Vous entendez, votre honneur ? reprit le procureur. Ce comportement viole toutes les conventions interstellaires. Mon troisième témoin sera la partie civile elle-même. Un représentant du peuple de l'Etoile Puante se trouve dans ce tribunal pour témoigner. Si vous voulez vous donner la peine, Monsieur Tennyson.

A ces mots, tous les regards suivirent celui du procureur, vers une petite table située au centre de la pièce.
Sur cette table, un genre de pot de fleur contenant une plante comme celles qui recouvraient la totalité de la planète : une fougère.

Imaginez le choc que cela dut représenter pour nos amis. Savoir qu'ils avaient parcouru des centaines d'années lumière à la recherche d'un mystérieux ennemi qu'ils avaient tenu dans leurs mains sans le savoir !

La plante frémit, et commença à parler.

- Votre honneur, les intentions de notre peuple ont toujours été pacifiques. Cette planète est devenue trop petite pour nous, vous le savez. Nous ne cherchions qu'un peu d'espace pour nous étendre et donner de l'espoir à nos enfants. Nous n'avons jamais fait de mal à un humain, mais on ne peut pas dire que le contraire soit vrai. Ces deux individus s'apprêtaient à détruire tout un peuple sans discrimination, y compris les vieillards et les enfants. Ces créatures sont une insulte à l'intelligence et à l'évolution des espèces. Il faut les empêcher de nuire, votre honneur. Définitivement.

- Tennyson, tu ne peux pas me faire ça. Je t'ai toujours bien traitée !

- Comment peux-tu dire ça, Ed ! Tu es venu me déterrer dans ma forêt, dans mon habitat naturel, alors que je ne t'avais rien demandé. Tu m'a forcé à vivre dans ta petite chambre puante. Tu as même essayé de m'empoisonner au whisky. Tu n'as jamais essayé de me comprendre.

- Excuse-moi ! Je ne savais pas.

- Non, c'est trop tard. Le mal est fait.


Le juge reprit la parole.

- Bien bien, mes enfants, ce n'est pas joli joli tout ça. En plus, je vois que vous êtes récidivistes, vous avez déjà fait l'objet d'une condamnation. Nous allons délibérer.
Alors ?
(se tournant vers le juge de gauche, toujours plongé dans son journal).

- "Abruti", "corrompu", nom masculin en quatre lettres ?

- Essaye "juge". Que penses-tu de leur cas ?

- Oh, j'ai pas tout suivi, fais comme tu veux. Quand est-ce qu'on mange?

- Et toi, qu'en penses-tu
(se tournant vers le juge de droite, qui n'avait encore rien dit, et lui donnant un coup de coude qui lui fit retirer une oreillette).

- Génial ! Absolument génial, le nouveau CD des "Orc Porks". Ça fait deux heures que je l'écoute en boucle.

- Bien. Mes enfants, après délibération, le Tribunal vous déclare coupables d'impolitesse aggravée. La sentence est la mort, comme d'habitude. Merci d'avoir fait confiance au Tribunal du Vide. Bourreau, fait ton office. Grouillez vous, les gars, si on veut une bonne place à la cantine, faut partir maintenant.


Le bourreau se trouvait déjà derrière Ed et Maud.

- Confiance, mes amis ! Je suis un professionnel. Vous ne souffrirez pas (trop).

Ed eut juste le temps de tendre la main vers Maud, et Maud la saisit.

***


Au même moment, sur Terre dans le laboratoire secret, une lampe rouge se mit à clignoter et une alarme retentit.

Lorsque Snorri arriva sur les lieux, les ingénieurs avaient déjà cessé de s'agiter.
Au regard que lui lança son assistant, Snorri comprit que tout était perdu. Avec Ed et Maud s'envolait son ultime espoir. L'humanité vivait peut-être ses derniers soubresauts.

Au centre du dispositif complexe de câbles et d'électro-aimants, les corps inanimés de Maud et Ed se tenaient par la main.

***


Eh oui, chers lecteurs ; vous ne vous y attendiez pas, hein ? Mais je n'aime pas les happy ends.
Ne vous faites pas d'illusions. Ils sont morts et bien morts, et ne reviendront pas.

***


On raconte qu'un jour, quelqu'un aurait demandé à Tennyson, le poète, en quoi il aimerait se réincarner s'il avait la possibilité de revenir sur Terre après sa mort. Il aurait choisi la fougère.

Mais on raconte aussi qu'une fois mort, il n'aurait pas été particulièrement heureux de ce choix.

***


Cette partie, je l'ai compilée d'après les minutes du procès, les notes de Snorri, et les témoignages de plusieurs témoins.

Par le fait d'avoir traduit ce récit, et d'avoir vécu longtemps par la pensée en compagnie de Maud et Ed, je me suis attaché à ces personnages.
A tel point qu'ils se sont mis à apparaître dans mes rêves.
Ils étaient toujours ensemble, et voyageaient toujours de planète en planète par les moyens les plus loufoques. Et partout où ils passaient, on voyait se créer de petites armées de jardiniers chargés de détruire toutes les fougères.

Avec le temps, ces rêves se sont espacés. Mais qui pourrait jurer que les rêves n'ont aucune réalité ? Qui sait si les fantômes qui visitent nos songes ne sont pas des êtres bien réels dans un univers parallèle ?

Je crois que tout a été dit. Alors je peux écrire le mot ...

FIN


Quoi, vous voulez un petit épilogue ? Bon d'accord.

***

Epilogue

En 2200, les humains ont enfin acquis suffisamment de sagesse pour définitivement remettre en cause la barbarie technologique qui a bien failli coûter la vie à la Terre.

De bleu virant au gris, la Terre est en train petit à petit de prendre une splendide couleur verte. La population humaine a diminué. Les grandes agglomérations de béton et les complexes industriels ont pratiquement été complètement démantelés, pour faire place à des plantations de fougères. Il a en effet été établi que la fougère est le végétal idéal pour inverser le processus d'empoisonnement de la planète. Toute la population humaine participe de bon coeur à cet effort.

De l'histoire, de la science et de la littérature anciennes, il n'est plus bon de se préoccuper. C'est tous juste si quelques hauts faits humains sont encore commémorés, comme la fameuse coupe intergalactique de football hyperbolique de 2018, lorsque le légendaire sélectionneur Jean-Pierre Jean avait mené l'équipe terrienne jusqu'au bout de la compétition.

Aujourd'hui, on n'a plus le temps de se préoccuper de foot. Tout le monde jardine ou casse du béton.

Tiens, l'autre jour justement, le fils du voisin, le petit Gil Brown avait travaillé à la démolition d'un immeuble, sur le boulevard du Nord, et il est revenu avec un bouquin étrange qu'il a trouvé dans les ruines. Un titre bizarre, je crois que c'était "The Saga of the Stinking Star", par un certain Ed Nement. Je lui ai dit que lire autre chose que les manuels de jardinage était une occupation malsaine. Mais ce gamin ne veut rien entendre. Il se plonge chaque soir dans ce foutu bouquin. Il est vraiment bizarre, ce gosse.