Ulysses (James Joyce)

Ca y est, j’ai fait ma critique d’Ulysse, et elle commence comme ça :

Quinze ans ! Cela fait 15 ans que ce livre est dans ma LAL (bien avant que je n’appréhende le concept de Liste A Lire). Depuis ce temps, il m’attend avec la tranquille assurance du chef-d’œuvre certain de ne pas vieillir. Et voici que j’ai enfin surmonté mon angoisse et me suis attaqué à ce monument.

Comme dit le cliché, il est des lectures dont on ne sort pas indemne et gnagnagni et gnagnagna. Et bien dans cette lecture, je suis sûr d’avoir perdu pas mal de neurones. Avec un peu de chance, ce sont les plus faibles qui sont passés à la trappe, et il ne me reste que les meilleurs : sélection naturelle, vous voyez…

Au fait maintenant ! Joyce possède un esprit à la courbure bananiforme.

Et « Ulysse » est l’œuvre bananière par excellence. Banane entéléchienne, phallique, callypige, hiérophantique !
La banane irlandaise est un fruit sauvage qui ne se laisse pas dompter facilement.
Qui s’engage imprudemment dans cette labyrinthique cathédrale païenne, le nez pointé vers d’inaccessibles voûtes littéraires, risque de glisser sur cette peau huilée de gras néologismes et zébrée de fulgurances stylistiques.
Sous l’urique pelure entachée de brunes bogues blettes, on découvre toutefois un fruit doré et sucré comme un dessert égéen. Telle est ma conclusion, et je vous la livre d’emblée.

Cette lecture m’aurait-elle définitivement ramolli le cerveau, vous demandez-vous ? C’est qu’en fait, sous la contrainte insensée d’une promesse stupide, il me faut aujourd’hui relever le défi d’utiliser la métaphore bananière pour parler de Joyce.

Mais quel fut donc le projet de Joyce en commençant cette œuvre ?
Laissons d’abord un personnage nous donner une piste au début du livre :

« - Sacredieu, fit-il, imperturbable. La voilà bien la mer, celle d’Algy, la grise et douce mer, la mer pituitaire. La mer contractilo-testiculaire. Epi oinopa ponton. Ah, Dedalus, les Grecs. Il faut que je vous les fasse connaître. Il faut que vous les lisiez dans le texte.[…] si seulement nous pouvions travailler ensemble, nous ferions quelque chose pour notre île. L’helléniser »

Mais que veut dire « helléniser l’Irlande » ?
Que cherche Joyce ? Critiquer la société irlandaise ou anglaise de son temps ? Faire étalage de son immense culture ? Se livrer à un jeu littéraire pour son plaisir personnel ? Révolutionner l’art du roman ? Faut-il éplucher ce livre comme une banane pour en découvrir le sens secret sous les couches d’allégories, d’analogies et de symboles ? Faut-il être féru d’Homère et d’histoire antique pour en saisir toutes les allusions mythologiques ?
Sans doute tout cela ; et c’est donc une tâche bien au-delà de mes capacités ! Jusqu’où allais-je donc pouvoir m’accrocher ?

On commence par suivre Stephen Dedalus près de la mer, puisque tout commence là, et à travers les rues de Dublin. La grammaire « déroute » dès le début : des phrases incomplètes, sans structure ou sans verbe, parfois incompréhensibles ; parfois des mots isolés.

Alors, j’utilise ma botte secrète : prendre tout au premier degré, ne pas chercher à analyser, et laisser l’œuvre faire son travail.

Et là, miracle ! Je me retrouve dans la tête de Stephen, en train de penser ses propres pensées. Vous voyez, les pensées intimes qui ne sont pas destinées à être formulées oralement, on ne prend pas la peine d’en parfaire la forme grammaticale : le processus va trop vite ! Et c’est ce que Joyce arrive à faire passer sous forme écrite ! Il y a donc trois niveaux de langage : la narration ou description dans le style flamboyant de Joyce, les dialogues, dans un style propre à chaque personnage, et la pensée, utilisant tous les raccourcis dont le cerveau est capable.

Dans la peau (ou la tête) de Stephen, je me suis d’abord senti à l’aise, à ceci près qu’il est bien plus intelligent et cultivé que moi, donc je devais pas mal m’accrocher. Mais son caractère me convenait. Un gars un peu angoissé, qui pourrait sans doute tenir un cap, mais qui préfère se laisser porter par le courant, souvent un peu en retrait, plus dans la réflexion que dans l’action, capable d’écouter son interlocuteur pendant une demi heure, puis d’émettre en quelques mots et a mi-voix une opinion qui déstabilise, et qui inspire de ce fait une sorte de respect –non, pas vraiment de respect, plutôt d’inquiétude.

Comme Stephen se laisse pousser par le flot des évènements, je me sens emporté par le flot des pensées de Stephen. Cela va vite, je suis ballotté par le ressac des souvenirs et associations d’idées qui partent en tous sens. L’air me manque, mais …

Ouf, l’accalmie d’une île (Joyce sait exactement quand il faut nous sortir la tête de la Liffey). Second chapitre, nous sautons à bord d’un autre vaisseau, ou dans la tête d’un autre personnage : Léopold Bloom. Caractère différent (ou autre facette du caractère de Joyce ?) : plus actif, réaliste, accessible, pas « florissant » pour autant. Gourmand. Curieux. Toujours à imaginer quelqu’ invention, investissement, ou plan sexe.

Le trajet vers le cimetière, que nous partageons avec Bloom pour assister à l’enterrement d’un ami, est un morceau d’anthologie à ne pas manquer. Ici encore, les pensées se croisent et se superposent, entre observations triviales, souvenirs douloureux évoqués par la destination du cortège, et plaisanteries que font les personnes pas trop proches du défunt en de telles circonstances pour alléger l’atmosphère.

« - Triste, dit Martin Cunningham, un enfant.Une figure de nain mauve et ridée, comme était celle du petit Rudy. Un corps de nain, malléable comme du mastic, dans une boîte de sapin doublée de blanc. La Mutuelle-Inhumation paie. Un penny par semaine pour un morceau de gazon. Notre. Pauvre. Petit. Bébé. Chose dépourvue de sens. Erreur de la nature. S’il est vigoureux tient de la mère. Sinon du père. Plus de chance la prochaine fois.
[…]
Dunphy, mastroquet du coin. Voitures de deuil arrêtées, noyant leur chagrin. Station au bord de la route. Situation épatante pour un bisrto. M’attends à faire halte là au retour pour boire à sa santé. Passez-moi la consolation. Elixir de vie.
[…]
Une femme et une petite fille en deuil sortaient des grilles. De l’ordre des rapaces, face anguleuse, créature âpre, le bonnet de travers. Visage de la petite barbouillé de crasse et de larmes, son bras accroché au bras de la femme, levant les yeux pour savoir s’il faut pleurer.
[…]
- Et comment va Dick le costaud ?
- Il n’y a plus rien entre le ciel et lui, répondit Ned Lambert.
- Par Saint Paul ! dit M. Dedalus contenant sa surprise. Dick Tivy chauve ?»

J’aurais voulu tout recopier !

Retour sur Stephen. Moi qui l’avais pris pour un taiseux ! Il nous gratifie avec une éloquence virtuose d’une glose savante sur les œuvres de Shakespeare dont la majeure partie me passe très haut au dessus de la tête. Je persévère et lis avec les phares anti-brouillard.

Scène extérieure, ensuite. Le cerveau de Joyce est maintenant à température. Sous l’effet de cette chaleur, une multitude de personnages saisis d’une sorte de mouvement Brownien (ceci n’est nullement une référence à Danny le brun), entrent dans le champ de perception du lecteur, interagissent brièvement et en ressortent aussitôt au gré de leurs trajectoires d’apparence aléatoire dans les rues de Dublin. Quant à mon cerveau à moi, proche de sa température de fusion, ses différents voyants sont largement dans la zone rouge.

Pourtant, Joyce, en maître exigeant, va m’emmener plus loin encore. En effet, Bloom, notre personnage, est obsédé par une idée fixe qui le fait souffrir. Si j’ai bien compris ce qui n’est qu’évoqué par le texte, il est persuadé que sa femme, qu’il aime énormément, le trompe. Certains évènement ou rencontres viennent raviver ses soupçons d’une manière douloureuse. Il livre alors une véritable bataille dans sa tête pour essayer de réprimer ces pensées involontaires qui l’assaillent et les remplacer par d’autres, plus anodines. Imaginez un troupeau de phrases traversant un champ de mines, et la pagaille qui en résulte, et vous aurez une idée du style d’écriture à ce moment.

Comme ce texte s’insinuait lentement en moi, atteignant jusqu’aux synapses les plus reculées de mon cerveau, que des correspondances secrètes commençaient à m’apparaître, j’eus soudain une révélation foudroyante causée par la mise en perspective des passages suivants:

(*) «Les dames du Lotus les contemplent, serves de leur regard, glandes pinéales qui ardent. Plein de son dieu il trône, Bouddha, sous son bananier. »

(**) «Tout en attendant sur le trottoir de Temple Bar, M’Coy poussa tout doucement du bout du pied jusque dans le ruisseau une peau de banane. Un type peut foutrement bien se casser la gueule avec ça en rentrant plein le soir.»

(***) « […] that old servant Ines told me that one drop even if it got into you at all after I tried with the Banana but I was afraid it might break and get lost up in me somewhere […]»

Ces extraits, assez éloignés dans le texte, mais qui se répondent, attestent bien de la symbolique phallique de la banane (***), et partant, de tout le rejet inconscient (**) lié aux tabous sociaux et religieux (*) hérités de l’époque victorienne, comme élément moteur qui sous-tend et traverse toute l’œuvre de Joyce.

J’en étais là de mes réflexions, quand tout à coup… me voici à la fin du premier volume. Car l’édition que j’ai empruntée à la bibli est en deux volumes. Je m’en vais donc déjà vous livrer cette première analyse, et m’aérer l’esprit par d’autres lectures avant de revenir (dans quinze ans peut-être) pour la 2e partie avec de nouveaux délires.

Mon sentiment à ce stade ? L’impression d’avoir pénétré –intimidé, dans une immense cathédrale littéraire, un sentiment d’admiration, de respect, d’incompréhension souvent ; moins un plaisir de lecture immédiat qu’une satisfaction de m’être confronté à un géant de la littérature.
Un léger bourdonnement d’oreille. Et l’envie de manger une banane.

Finalement, il est possible que j’aie enfin compris que Joyce n’écrit pas vraiment au sujet de quelque chose, mais que la langue elle-même est le seul véritable sujet. (Je suis content de celle-là )